Les PDG sont-ils des pollueurs sociaux?

Publié le 30/04/2018 à 06:06

Les PDG sont-ils des pollueurs sociaux?

Publié le 30/04/2018 à 06:06

Réduire les coûts économiques, ça a toujours un coût social... Photo: DR

Qui sont les champions de l'absentéisme au Canada? Les Québécois! Avec une moyenne de presque 12 jours par an, selon une récente étude de Statistique Canada. Ils s'absentent du travail non pas parce qu'ils ont une santé fragile, ni parce qu'il leur faut s'occuper d'enfants souvent malades, mais parce qu'ils souffrent plus que les autres de la «pollution sociale». Explications.

Robert Chapman est le PDG de Barry-Wehmiller, un groupe industriel américain qui affiche des revenus annuels de 2,4 G$ US et emploie quelque 11 000 personnes. Il tient les rênes de cette entreprise familiale depuis 1975, l'année de ses 30 ans. Mais surtout, il les tient autrement : très tôt, il s'est étonné que les employés aient autant de fun en dehors du travail, et si peu au travail; ce qui l'a amené à tout faire pour inverser le phénomène, et donc à transformer le lieu de travail en espace d'épanouissement individuel et collectif. On le voit bien, Robert Chapman était un avant-gardiste...

Tout cela a donné de si bons résultats, tant pour les employés que pour l'entreprise, qu'il s'est mis à réfléchir en profondeur sur ce qu'il conviendrait de faire collectivement pour que nous en venions à vivre dans un monde meilleur. Cela a donné un mouvement, qu'il a dénommé le Truly Human Leadership (THL), qui entend mettre l'humain au coeur des activités de toute entreprise; et par la suite, des conférences sans fin, histoire de prêcher la bonne parole ici et là.

Résultat? L'an dernier, il a réussi le tour de force de réunir un millier de PDG nord-américains dans une immense salle de conférence et – par la même occasion – de frapper un grand coup. Comment? Grâce à une phrase choc : «Messieurs, je me dois de vous dire que si nos systèmes de santé sont défaillants, c'est votre faute!»

Il a enchaîné avec une démonstration lumineuse, en trois points:

1. Ce qui coûte aujourd'hui le plus cher aux systèmes de santé occidentaux, ce sont les maladies chroniques (accidents vasculaires cérébraux, insuffisances cardiaques graves, diabètes de type 1 et 2, scolioses structurales, tumeurs malignes,...).

2. Les maladies chroniques découlent en grande partie du stress, comme en atteste un nombre croissant d'études épidémiologiques.

3. Le stress résulte en grande partie du quotidien au travail, comme le montre sans l'ombre d'un doute l'épidémie actuelle d'absentéisme et de burn-out.

«Chers PDG, vous êtes à l'origine du stress des gens. Ce stress se traduit par le développement de maladies chroniques. Et ces maladies créent un gouffre financier d'ores et déjà catastrophique pour nos systèmes de santé. La conclusion saute aux yeux : vous polluez notre société!», a-t-il résumé. CQFD.

Un millier de PDG venaient ainsi de découvrir l'aveuglante vérité qu'ils refusaient de voir jusqu'alors: chacun d'eux était une nuisance à la société. Oui, une nuisance. Plus précisément, un «pollueur social».

 

«Une vérité qui dérange»

Le terme de «pollution sociale» est tout neuf. Il a été concocté par Nuria Chinchilla, professeure de management à l'École de commerce IESE de l'Université de Navarre à Barcelone (Espagne) : «La pollution sociale, c'est tout ce qui endommage les liens sociaux, explique-t-elle dans ses travaux. Ça peut être le stress lié au travail qui nuit aux liens familiaux (chicanes de couples parce que monsieur rentre tard tous les soirs,...). Ça peut aussi être le licenciement pour «raison économique» qui nuit à la sociabilité de l'individu (dépression qui amène à se couper des autres,...). Ça peut, en fait, prendre une multitude de formes que nous connaissons tous : heures supplémentaires démesurées, précarité de l'emploi, difficultés à concilier travail et vie de famille, etc.»

Et d'ajouter : «Il s'agit là d'une vérité qui dérange, mais d'une vérité qu'il nous fait impérativement oser regarder droit dans les yeux, dit-elle. Les entreprises polluent socialement, et elles refilent la facture à la société sans s'en préoccuper une seconde. Exactement comme à l'époque (pas si lointaine que ça) où elles polluaient allègrement l'environnement, en s'en lavant les mains».

Peut-on continuer de tolérer une telle situation? Non, mille fois non. Comme en fait foi le tout dernier livre de Jeffrey Pfeffer, professeur de comportement organisationnel à Stanford, «Dying fo a paycheck: Why the american way of business is injurious to people and compagnies» (HarperCollins, 2018) : «Les PDG n'ont aujourd'hui plus d'autre choix que de se soucier de leur impact social, comme ils ont dû se soucier de leur impact environnemental», écrit-il.

À ses yeux, un PDG devrait avoir honte de se féliciter d'une vague de licenciements. Il n'est plus tolérable d'entendre, par exemple, 3G Capital – le fonds d'investissement brésilien qui est à la tête notamment de Restaurant Brand International (RBI), la multinationale née de la fusion de Burger King et Tim Horton's – se réjouir publiquement d'avoir licencié depuis 2013 «plus de 10.000 employés de Kraft et Heinz» – 20% de leur main-d'oeuvre – et d'avoir ainsi obtenu «les plus fortes marges de profit de l'industrie agroalimentaire en 2017».

«De nos jours, les entreprises veillent à ne plus rien balancer de toxique dans les airs ou dans les eaux, et lorsqu'un accident environnemental survient malgré tout, des efforts gigantesques sont entrepris pour atténuer son impact, poursuit le professeur de Stanford. Cela nous paraît normal. À l'avenir, il va falloir agir de la même façon du point de vue social : les entreprises devront veiller à ne plus envoyer d'employés stressés à la maison, car cela nuit directement à leur vie de famille; ou encore, elles devront s'abstenir de couper dans la massse salariale dans l'optique d'offrir de meilleurs dividendes aux actionnaires, car cela nuit directement à toute la société.»

D'ailleurs, une récente étude appuie les propos de Mme Chinchilla et de M. Pfeffer... Alena Fyodorova, Varvara Katashinskikh et Zuzana Dvorakova sont trois professeures de management qui se sont demandé si la précarité de l'emploi avait le moindre impact économique négatif sur l'ensemble de la société. Leurs travaux leur ont permis de mettre au jour le fait que «chaque fois qu'une entreprise réduit ses coûts à l'aide d'une précarisation des emplois (ex.: ouvrir un poste à temps partiel au lieu d'un poste à temps plein), cela se traduit automatiquement par un coût social collectif». Et de conclure : «Nos sociétés gagneraient indubitablement à veiller à ce que les entreprises ne polluent plus socialement, car cela affecte négativement le bien-être psychosocial des employés, et par suite, celui de l'ensemble de la collectivité», notent-elles.

De nouvelles voies à défricher

Bien entendu, ce n'est pas en offrant des séances de yoga au bureau, ni même en y autorisant des périodes de sieste, que la situation pourra vraiment s'améliorer. Il faudra inévitablement changer les mentalités. En profondeur. Et ce faisant, mettre fin au management du 20e siècle – on ne peut plus toxique – pour adopter un tout nouveau management, digne du 21e siècle.

Est-ce là un rêve utopique? Sûrement pas. Car des voies commencent à être défrichées en ce sens...

Jeffrey Pfeffer pense que le changement viendra... des tribunaux. «Un jour prochain, nous verrons une employée charismatique – ou un groupe d'employés – traîner en justice son PDG pour le motif que ses pratiques managériales ont nui grandement à sa vie privée : burn-out, divorce, garde partagée des enfants, dépression,... Un avocat de renom prendra l'affaire en mains, et obtiendra gain de cause. Cela fera jurisprudence, et tout le monde, du jour au lendemain, s'intéressera enfin à la pollution sociale des entreprises et de leurs PDG», avance-t-il.

Quant à lui, Andranik Tangian, professeur d'économie à l'Institut de technologie de Karlsruhe (Allemagne), propose de diminuer la pollution sociale des entreprises à l'aide d'un... tout nouvel impôt. Son raisonnement est le suivant :

> Les gains en productivité de ces dernières décennies n'ont bénéficié qu'aux seuls actionnaires et dirigeants des entreprises. Jamais aux employés. Nombre d'études montrent en effet que le seul moyen de s'enrichir pour un employé, c'est de changer régulièrement d'employeur; sans quoi, ses hausses salariales ne font que suivre, bon an mal an, le niveau de l'inflation.

> En conséquence, nous avons assité à la dévalorisation continuelle de la valeur du travail : il faut toujours travailler de plus en plus fort pour conserver son niveau de vie; c'est ainsi qu'aux États-Unis il est de plus en plus fréquent de voir les gens mener de front deux emplois pour parvenir à boucler leurs fins de mois.

> Or, une chose peut permettre d'enrayer la course effrénée aux gains en productivité : les impôts. Plus on élève le niveau d'imposition des entreprises, moins les gains en productivité deviennent intéressants aux yeux des actionnaires et des dirigeants d'entreprise. C'est ce que M. Tangian a montré dans sa récente étude intitulée «Declining labor-labor exchange rates as a cause of inequality growth».

> Quel impôt conviendrait-il, donc, de créer? Un impôt lié à l'inégalité des revenus en vigueur dans chaque entreprise : plus les inégalités salariales sont grandes, plus le niveau d'imposition serait élevé; et inversement. Cet impôt serait basé sur le coefficient de Gini, qui mesure la dispersion des revenus au sein d'une population donnée; c'est un nombre qui varie entre 0 et 1, sachant que 0 correspond à l'égalité parfaite (tout le monde aurait le même revenu) et 1, à l'inégalité parfaite (un seul aurait tous les revenus et les autres, rien du tout).

Pour information, le coefficient de Gini du Québec est évalué à 0,284, selon les données du Cirano. Du coup, si jamais une entreprise affichait un coefficient supérieur à 0,284 en termes de dispersion des salaires, elle serait astreinte à cet impôt.

D'après M. Tangian, cela inciterait les entreprises à aller dans le bon sens, à prendre conscience qu'il en coûte cher de polluer socialement l'ensemble de la société, puis à agir en conséquence. Et ce, tout simplement grâce au principe «employeur pollueur = employeur payeur».

L'idée de l'économiste allemand est-elle LA solution? Peut-être pas, néanmoins elle représente une avancée digne de mention. Oui, elle permet de percevoir ce à quoi pourrait bel et bien ressembler une lutte efficace contre la pollution sociale.

Car il est clair qu'il est grand temps d'agir. Tous ensemble. Pour espérer, un beau jour, être en mesure de nous épanouir au travail, au lieu de sans cesse y dépérir, au point de nous résoudre à pointer absent chaque fois que n'arrivons plus à respirer l'air du bureau.

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Espressonomie

Un rendez-vous hebdomadaire dans Les affaires et Lesaffaires.com, dans lequel Olivier Schmouker éclaire l'actualité économique à la lumière des grands penseurs d'hier et d'aujourd'hui, quitte à renverser quelques idées reçues.

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